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Le quotidien régional incontournable

La face cachée d'un grand journal

Presque seule sur son territoire, La Dépêche du Midi est souvent accusée d'abuser de sa position pour servir les intérêts politiques de Jean-Michel Baylet. Pas toujours à tort.

C'était en octobre 1982. Claude Bernardini*, (prochaine note sur Claude et Podium bientôt - Surtout à ne pas rater!) journaliste, ex-fondateur du magazine Podium, vient de lancer Toulouse Matin, un nouveau quotidien régional d'une quarantaine de pages dont l'ambition, décrit-il, est d'"apporter aux Toulousains une source d'information alternative, dans un paysage dominé par un journal inféodé à une idéologie: La Dépêche du Midi".

Quelques jours après la parution du premier numéro, Claude Bernardini reçoit un appel du secrétariat de Gaston Defferre, alors ministre (PS) de l'Intérieur, puis de celui du Premier ministre, Pierre Mauroy. Soucieux d'éviter toute pression, il ne donne pas suite. Mais quatre mois plus tard, ses craintes se confirment. Le principal actionnaire du journal, Pierre Dumons, un entrepreneur du BTP, décide du jour au lendemain de jeter l'éponge. "Il est venu me voir un matin en m'expliquant qu'il n'avait pas le choix, raconte Claude Bernardini. De nombreuses municipalités clientes avaient décidé de lui couper les vivres." 

L'anecdote ne surprendra guère ceux qui ont fréquenté, à l'époque, Evelyne-Jean Baylet, l'ex-patronne qui dirigea d'une main de fer la société familiale propriétaire de La Dépêche du Midi, après le décès de son mari dans un accident de voiture. Amie de François Mitterrand, mais aussi de Roland Dumas et de René Bousquet, elle n'a jamais hésité à faire jouer son carnet d'adresses pour protéger son entreprise et maintenir son emprise sur la vie politique locale. Car, chez les Baylet, depuis bientôt un siècle, presse et politique vont l'amble pour tricoter un filet à mailles serrées afin qu'aucune parcelle de pouvoir n'échappe à ce que François Bonhomme, maire (divers droite) de Caussade, décrit comme un "potentat féodal". 

Trente ans après l'épisode de Toulouse Matin, La Dépêche du Midi, propriété à 82,5 % de la famille Baylet, fait encore figure de forteresse inexpugnable et hégémonique sur toute la région Midi-Pyrénées. Presque seule sur son territoire - comme dorénavant bon nombre de titres de presse quotidienne régionale-, elle est souvent accusée d'user et d'abuser de son pouvoir d'influence. Mais qu'importe. Jean-Michel Baylet, son PDG - que certains Français viennent tout juste de découvrir grâce aux "primaires citoyennes" -, semble imperméable aux critiques.

Il faut dire qu'il est bien davantage qu'un simple élu local. Conseiller municipal de Montjoi, il est aussi président du conseil général de Tarn-et-Garonne, sénateur de son département, président de la communauté de communes des Deux- Rives (Valence-d'Agen) et, enfin, président du Parti radical de gauche (PRG), dont le principal bastion est Midi-Pyrénées. Si la politique est une passion familiale héritée de ses parents, le quotidien et ses nombreux satellites constituent un instrument indispensable pour asseoir et conserver un pouvoir qui se transmet d'une génération à l'autre. "Voilà plus de quarante ans que les Baylet tiennent le conseil général", soupire Nicolas Pompigne-Mognard, candidat à l'investiture UMP aux législatives de 2012. 

Rien de plus naturel, donc -et surtout rien d'incompatible-, aux yeux de Jean-Michel Baylet, que de mener de front le métier d'informer et l'exercice de ses responsabilités d'élu. "Si l'on devait interdire aux patrons de presse de faire de la politique, il faudrait faire une loi, car je suis loin d'être le seul !" lance-t-il en réponse à ceux qui critiquent sa situation de "cumulard".

Le PDG de La Dépêche a pris les rênes du groupe en 1995, après y avoir débuté en 1972 comme simple journaliste. "J'ai un numéro de carte de presse dans les 30 000", se vante-t-il. Dans le sillage d'Evelyne, celui qui a longtemps été affublé d'un sobriquet peu amène -"le veau sous sa mère"- a su préserver l'indépendance et la rentabilité du groupe. Le chiffre d'affaires -115 millions d'euros en 2010- et le résultat - 7 millions dégagés l'an dernier - ont permis de faire remonter à l'Occitane de communication (le holding familial) plus de 1 million d'euros et de distribuer aux actionnaires 1,2 million d'euros de dividendes. Dans un contexte historiquement périlleux pour toute la presse française, La Dépêche s'en sort bien. Profondément enraciné dans la vie régionale, le quotidien, qui tire à 186 000 exemplaires, sert 16 éditions locales. Au fil des ans, il est devenu une véritable institution. Monopolistique, La Dépêche est incontournable pour les collectivités locales qui y passent la plupart de leurs annonces légales, mais aussi pour les entreprises, manifestations culturelles et autres commerces en quête d'audience pour leurs messages publicitaires. Bien joué. De plus, le conseil général de Tarn-et-Garonne, qui jouit d'un budget annuel de près de 300 millions d'euros, arrose de nombreuses associations de la région de subventions "récupérées en grande partie à travers la publicité dans La Dépêche", dénonce Brigitte Barèges, maire (UMP) de Montauban, en plein fief des Baylet. "Ce qui témoigne, raille cette élue, d'une étrange conception de la République." 

L'indépendance journalistique ?

Née il y a cent quarante ans, La Dépêche toise du haut de son histoire, indissociable de celle du radical-socialisme, ses très nombreux détracteurs. Jean-Michel Baylet, des trémolos dans la voix, ne rate d'ailleurs jamais l'occasion de rappeler qu'elle compta parmi ses plus célèbres éditorialistes Jean Jaurès et Georges Clemenceau. Une certitude: son monopole lui confère un pouvoir que tous les protagonistes de Midi-Pyrénées - élus, artistes, chefs d'entreprise et sportifs - redoutent et que certains téméraires dénoncent de plus en plus fort. "Ah ! s'ils n'avaient pas ce canard", confia un jour le député UMP Patrick Devedjian à Brigitte Barèges. "Leur force est d'entretenir l'idée qu'ils font la pluie et le beau temps sur toute la région", explique un élu UMP qui craint, lui-même, de parler à visage découvert... Les articles de La Dépêche, il est vrai, peuvent aussi bien construire une réputation que la ruiner. Face à ses contempteurs qui lui reprochent de confondre le second cahier du quotidien (consacré à la vie locale) avec un outil de propagande en soutien de ses très nombreuses casquettes politiques, Jean-Michel Baylet brandit la charte du journal, qui édicte : "La Dépêche n'est pas le journal d'une caste ni d'un parti. Notre journal est un relais d'expression, de toutes les expressions."

Choix des sujets, mise en scène, photos: le doute semble toutefois permis. Et l'édition de Tarn-et-Garonne paraît bien davantage aux ordres du président du conseil général qu'au service du citoyen. Le 16 octobre 2010, on y trouvait, par exemple, un long courrier envoyé par Jean-Michel Baylet à son adversaire Brigitte Barèges publié dans son intégralité. Au lendemain des cantonales, le 28 mars dernier, La Dépêche évoque la défaite électorale de l'un de ses opposants les plus opiniâtres, François Bonhomme, sous le titre "Caussade en fête". Le maire de ce petit bourg situé au beau milieu des terres des Baylet fait l'objet de critiques virulentes dans les colonnes du quotidien. "Il a beaucoup détruit, rien construit, et sa volonté de gouverner de manière tyrannique s'est traduite par un affaiblissement", raillait le PDG de La Dépêche, interviewé en mars dernier dans son propre journal. 

L'indépendance journalistique? "Il n'y a pas d'instructions qui viennent d'en haut, mais les rédacteurs de la locale hiérarchisent eux-mêmes l'information en fonction des intérêts et des positions du patron", témoigne, sous couvert d'anonymat, un ancien du journal qui en a fait les frais. 

Des photos maquillées

Accusées par l'opposition de parti pris, les éditions locales du quotidien sont aussi stigmatisées pour les procédés parfois utilisés, comme le boycott. En désaccord avec Jean-Michel Baylet sur un projet d'extension d'une usine, l'ex-préfet du Tarn-et-Garonne, Alain Rigolet, constitue l'exemple le plus caricatural de ces méthodes. Durant tout son mandat, le haut fonctionnaire, qui avait eu l'impudence de s'opposer au président du conseil général, n'est plus apparu en photo dans les colonnes du journal! Lorsqu'un habile cadrage ne permettait pas d'éviter son apparition, quelque astuce technique le faisait carrément disparaître. Nicolas Pompigne-Mognard se plaint aujourd'hui du même traitement. Sur son site Internet, il démontre, photo à l'appui, que son visage, pourtant noyé parmi d'autres manifestants, a été gommé à l'aide du logiciel Photoshop lors d'un défilé. "Le plus pénible, estime Thierry Deville, candidat sans étiquette aux dernières cantonales et ex-PRG, ce sont les périodes électorales. Lors des dernières régionales, en un mois, ma rivale soutenue par le PRG a eu droit à 70 citations, tandis que mon nom n'a été évoqué que deux fois..."

"La Dépêche orchestre une tétanisation de la vie locale"

Alors que certains acteurs locaux sont malmenés, d'autres, cependant, semblent bénéficier d'un traitement de faveur. Que penser, ainsi, de l'absence d'article dans le journal lors de la garde à vue d'Olivier Sadran, chef d'entreprise et patron du club de foot toulousain, le TFC, qui entretient des liens étroits avec La Dépêche? Sollicité par L'Express, Jean-Michel Baylet n'a pas souhaité répondre au-delà de l'interview ci-après.

S'il revendique son titre de "responsable de la rédaction", il assure ne pas se mêler du contenu, à l'exception du sujet de Une, qui lui est communiqué tous les jours.

"Personne ne peut croire à cette fable, surtout après l'affaire Baudis", affirme un élu. A l'époque, La Dépêche, première à publier un article sur le dossier, fut le fer de lance des sordides attaques contre l'ex-maire centriste de Toulouse, totalement innocenté par la suite. Mais l'annonce du non-lieu, elle, ne fera que quelques lignes dans le journal. L'ancien substitut du procureur de Toulouse, Marc Bourragué, à l'origine d'une procédure contre les Baylet lors d'une affaire d'abus de biens sociaux, a également subi un traitement partial pendant l'affaire Alègre. Il a d'ailleurs fait condamner une dizaine de fois La Dépêche pour diffamation. Longtemps, Dominique Baudis fit partie des "blacklistés" du journal. Dès son arrivée au Capitole, parce qu'il avait supprimé le budget annuel de communication de 15 millions de francs alloué au quotidien; puis lorsqu'il refusa, plus tard, de donner les clefs de Télé-Toulouse aux Baylet, qui en exigeaient la présidence et la direction. Récemment, enfin, lors des dernières élections européennes, où les quatre pages d'articles de commentaires des résultats, agrémentées de photos, ne mentionnaient pas même son nom, alors qu'il venait d'être élu au Parlement européen comme représentant du Sud-Ouest... 

Quantité d'informations locales susceptibles d'intéresser les habitants du département ou de la région passent ainsi à la trappe. A fortiori lorsqu'elles concernent directement le "patron". Comment expliquer, sinon, la récente révélation du site Rue89 concernant une mise en examen du président du conseil général de Tarn-et-Garonne pour favoritisme, datant... d'il y a deux ans ?

"Si l'information n'est pas dans La Dépêche, elle n'existe pas, ce sont les avantages d'un monopole", commente Jacques Briat, ex-député UMP, victime, lui aussi, de la force de frappe du quotidien qui fit élire en juin 2007 sur sa circonscription Sylvia Pinel. Ancienne chef de cabinet de Jean-Michel Baylet au conseil général, la jeune femme a bénéficié, selon lui, d'une campagne de promotion très spéciale. "Pendant l'année qui a précédé l'élection, elle était invitée à toutes les inaugurations possibles et imaginables du département et se retrouvait automatiquement en photo dans le journal, avec la légende suivante : "en présence de Sylvia Pinel"."

"La Dépêche orchestre une tétanisation de la vie locale et il y a une véritable omerta sur le sujet", dénonce l'avocat Laurent de Caunes, qui s'est plusieurs fois opposé au quotidien dans les prétoires.

Reste un mystère: comment, malgré une information aussi manifestement déséquilibrée, le journal parvient-il à maintenir sa réputation? "Les gens l'achètent ou s'y abonnent pour les annonces de décès, de mariages ou de manifestations locales. Mais aussi par habitude", commente un publicitaire. Omniprésente dans les fêtes de villages, sur les marchés de Noël ou sur les auvents des cafés, La Dépêche fait partie du paysage. "On l'achète, mais on ne la lit pas toujours", nuance un kiosquier.

"Une influence bien supérieure à sa diffusion"

Claude Llabres, auteur d'un livre polémique sur l'histoire du titre pendant la Seconde Guerre mondiale, affine l'analyse : "Il fait partie du patrimoine, on lui prête une influence bien supérieure à sa diffusion, eu égard à la double casquette de son patron, et beaucoup la craignent", assure-t-il. Et de donner l'exemple de cet ancien résistant qui, par crainte de ne plus être invité aux commémorations, a refusé de préfacer son livre. "Il n'y a que par la peur que l'on parvient à se faire respecter", a glissé un jour, droit dans les yeux, Jean-Michel Baylet à un salarié qui a, depuis, quitté le navire.

L'arrivée de la nouvelle génération changera-t-elle les us et coutumes d'une famille habituée à gouverner sans partage depuis des décennies? Jean-Nicolas, le fils du PDG, frais émoulu d'une école de commerce et qui vient, à 26 ans, d'être intronisé directeur délégué, affirme ne pas s'intéresser à la politique. A moins que l'atavisme familial ne le rattrape, il pourrait, lorsqu'il sera aux commandes, ouvrir une nouvelle page de l'histoire du journal et faire sien l'aphorisme du poète René Char : "Notre héritage n'est précédé d'aucun testament." 

CHIFFRES CLES

116 millions d'euros

Chiffre d'affaires 2010 du journal La Dépêche (ventes, abonnements: 56 %; publicité: 36,5 %; divers [ventes de collections de disques, événementiel...]: 7 %).

15,3 millions d'euros - Chiffre d'affaires 2010 du journal Midi Olympique.

Baylet: "Candidat jusqu'au bout". Abscons, le titre que découvre le lecteur au bas de la page politique de La Dépêche, le 3 septembre? Un tantinet. Tout juste, savait-il, l'aimable lecteur, que Jean-Michel Baylet était mis en examen, une information révélée trois jours plus tôt par Rue89, et fort brièvement mentionnée par le quotidien, le 1er septembre, dans un entrefilet annonçant surtout la plainte en diffamation du "patron" contre le site d'information. Mais là, la mise au point est claire et énoncée en intertitre : "En finir avec la polémique." L'article souligne surtout que Rue89 s'excuse pour son erreur sur le motif de la mise en examen remontant à 2009 ("infraction au code des marchés publics" et non "prise illégale d'intérêts"). Jean-Michel Baylet balaie, lui, une misérable affaire portant sur "800 euros". Dont acte. La Dépêche n'en parlera plus.

En savoir plus sur http://www.lexpress.fr/region/la-face-cachee-d-un-grand-journal_1056236.html#QoKT0H0lBJjHmWy7.99

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